• De quel côté

    De quel côté êtes-vous.

    Si vous n'êtes pas du mien, alors acceptez sans broncher ce froid qui finira par faire du verre de vos os, et ces putains de courants d'air qui vous colleront des bronchites à répétition - et il vous faudra travailler quand même. Acceptez donc la chaleur inouïe quand les fours s'ouvrent, cette chaleur orange vif qui gifle le visage et des larmes s'échappent, et vous vous plantez devant tellement vous aviez froid l'instant d'avant, et il faut travailler quand même.  Acceptez le vacarme permanent, vous l'entendrez encore en rentrant chez vous, acceptez la peur de prendre sur le casque un bout de ferraille tombé du toit d'où chient les pigeons, acceptez cette poussière qui est partout et qui partout en vous s'immisce, vous n'êtes déjà que poussière bien avant la tombe, et travaillez, suez, tremblez, prenez-en plein la gueule, et espérez, espérez tenir encore debout à la retraite. Si vous n'êtes pas de mon côté, voulez-vous que je vous pousse, voulez-vous que je vous pousse dans l'acier liquide, vous ne sentirez presque rien, vous serez vaporisé, vos molécules seront séparées et se recombineront aux mailles cristallographiques du fer, vous ne serez plus rien, plus rien que des milliards de milliards d'impuretés disséminées au milieu des arborescences dendritiques et l'on sera obligé par votre faute de rebuter la coulée, on donnera à votre famille un petit cube que l'on aura prélevé sur le lingot, un petit cube, mais lourd et dense, et sur lequel on aura marqué votre nom au poinçon et deux dates en-dessous, il n'y aura pas de cendre, simplement partout dans ce cube quelques-uns de vos atomes, on oubliera longtemps le lingot rebuté au fond d'une halle ouverte aux quatre vents, mais n'ayez crainte un jour il sera recyclé - vous vous en seriez voulu d'avoir à ce point plombé la productivité sans contrepartie n'est-ce pas - et vous redeviendrez liquide, avant de solidifier à nouveau, et vous vous retrouverez dans la coque d'un navire, dans les câbles d'un pont suspendu, dans une canette de soda, sur la poutre d'une tour absurde dressée au milieu d'un désert ou d'un village olympique, vous serez dans n'importe quelle merde en acier, vous serez partout et nulle part, vous servirez enfin, peut-être, à quelque chose,  et plus probablement à rien, alors, voulez-vous que je vous pousse ?

    Je suis comme vous au chaud dans mon bureau, et pourtant j'ai envie de vous pousser. Peut-être des centrales vont exploser, des câbles vont rompre et des ponts vont tomber parce que je n'aurais pas fait mon travail correctement, et pourtant je n'y serais pas pour grand-chose, vous n'aviez qu'à faire attention et ne pas tomber.

     

    La file des camions à l'entrée de l'usine s'allonge. Les barrières restent abaissées. La viande cuit joyeusement sur une grille sale. Un laquais donne les noms des grévistes à l'huissier appelé à la rescousse par la direction, qui les note dans un cahier A4. 

    Je lui épelle le mien. La bataille est perdue d'avance.

     

    Je rentre en voiture. Il n'y a pas que moi là-dedans. N'oubliez jamais ça. N'oubliez pas que dans vos bagnoles, dans vos centrales, dans vos ponts, dans vos ordinateurs, dans vos immeubles et dans vos casseroles et partout ailleurs, il y a la sueur et le sang, il y a les atomes de ceux tombés dans le four avant vous.

     

     

     

     

     


  • Commentaires

    1
    Ray dit Kourgarou
    Mardi 23 Février 2021 à 12:25
    À lire j'entends "Les Mains d'or" de Bernard Lavilliers.
    Me gourgerais-je ?
    C'est d'une belle écriture, il y a de puissantes images dans ces mots.
    Bravo.
    R.K.
    2
    Ray dit Kourgarou
    Mardi 23 Février 2021 à 12:42
    Pourquoi fallut-il que je me gourasse en écrivant "Me gourgerais-je" au lieu de "me gouré-je" ? Mystère... précipitation peut-être ?
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