• In bed with Robert

    J'étais tranquillement installé sur la chaise longue, à lire Jeune et jolie, boire du château Margaux, manger des chips et enculer quelques mouches quand la sonnerie de l’interphone retentit. C’était Robert. Merde tu fais chier, Robert, qu’est-ce que tu viens encore foutre ici ? Il pleurnicha quelque chose, j’ai appuyé sur le bouton. Je n’ai pas eu le temps de retourner à mon travail, ça a sonné à nouveau. Robert n’arrivait pas à ouvrir la porte du hall de l’immeuble, ou alors c’était cette saleté d’interphone qui déconnait. J’ai réappuyé sur le bouton, longuement, puis j’ai entendu dans l’écouteur le claquement de la serrure, et merde, cette fois ça avait fonctionné.

    Robert déprimait depuis que Justin Bieber avait fait la couverture de Philosophie magazine, alors qu’on ne trouvait plus d’articles sur les Cure que dans les pages nostalgie du mensuel du coiffeur moderne. Et puis Robert avait salement grossi. Robert avait du cholestérol. Ses triglycérides grimpaient patiemment le Tourmalet. Les gamma GT eux aussi naviguaient à haute altitude. Robert était gras, Robert était vieux, et Robert venait me faire chier avec ses états d’âme d’ancienne gloire éternellement sur le retour.

    J’entendais l’ascenseur qui arrivait. J’ai planqué le château Margaux, et entrouvert la porte pour orienter la diva. La dernière fois qu’il était venu me casser les burnes, il était tellement beurré qu’il était parti du mauvais côté en sortant de l’ascenseur, et il avait frappé chez la voisine. Elle avait hurlé sous le choc de cette vision spectrale ; il faut dire que Robert était plus gothique et plus usé que la cathédrale d’Amiens. Elle avait menacé d’appeler les flics, j’ai dû intervenir, alerté par ses cris, et lui expliquer que c’était une erreur, que c’était chez moi qu’il venait, et que si elle voulait elle pouvait venir partager la bouteille de whisky bas de gamme que Robert tenait à la main, plus hébété que jamais. Elle avait dit ça va pas non ! Connards ! et claqué la porte. Elle ne l’avait pas reconnu. Pourtant elle avait tous les albums des Cure.

    - Salut Bob, entre.

    Il ne m'a pas dit bonjour, pas remercié, il est allé se vautrer directement sur le divan et a commencé sa litanie. Je n'ai pas écouté le début, je suis allé dans la cuisine, et j'ai ramené du frigo deux bières pourries mais fraiches, du premier prix que je gardais pour ce genre d'occasion foireuse. J'ai ouvert les canettes, il parlait, je me suis accoudé au balcon avec ma bière, je ne l'écoutais toujours pas. Je regardais les voitures bloquées au feu rouge en bas de la rue, des gamins faisaient les cons avec leurs scooters. Quand le feu passa au vert, la file s'est lentement mise en branle, des clignotants clignotaient, à gauche, à droite, des ronflements saccadés de moteurs, des changements de vitesse lointains, et bientôt la rue était désertée ; puis elle se remplissait à nouveau quand le feu redevenait rouge. J'avais envie de prendre la voiture et de rouler vers la campagne, mais pour aller où, et avec qui parler ? Lassé des bruits de la rue, j'ai délaissé le balcon. Robert psalmodiait toujours.

    - ... et alors il me dit que j'étais ringard, que Cure avait jamais fait mieux que ces petits groupes de frimeurs tristes des années 80, que je ressemblais à un corbeau mort, putain mais enfin, tu te rends compte ? Merde, quoi, c'est moi Cure ! Cure, bordel ! Je suis quand même pas de la merde. On était des icônes ! Des avant-gardistes ! Des artistes !

    Puis il s'est tu. Des larmes commençaient à dégueulasser son rimmel. Il renifla et termina sa bière cul-sec. J'hésitais à lui en servir une autre. Elle était belle, l'icône des midinettes, à pleurer comme une madeleine en rotant sa bière. Avant-gardiste de pacotille. Artiste de mes deux. Corbeau mort.
    J'entrepris de le consoler. Au fond je l'aimais bien, Robert :

    - C'est vrai. Cure représente une étape majeure de l’histoire du rock.
    - Tu le penses vraiment ?
    - Bah, oui. Comme Barbelivien est une étape majeure de l'histoire de la poésie ; et Oui-oui de la littérature en général.
    Il éclata en sanglots. C'était souvent comme ça. Je l'aimais, Robert, mais je ne pouvais pas m'empêcher d'essayer de le décoincer, de le sortir de ses obsessions pathétiques de grand adolescent, et la dérision était le seul outil que j'avais. Je m'en servais la plupart du temps pour moi, ne se fout bien de la gueule d'autrui que celui qui sait se foutre de sa propre gueule. Mais là je m'étais dit que c'était le bouchon que Robert avait dans le cul qu'il fallait extraire.
    - J'ai des milliers d'amis sur internet ! , il s'est mis à hurler.
    - Des vendeurs, Bob ! Des vendeurs d'amis ! Des milliers de pseudos, des milliers de Trucmuche qui cliquent "j'aime ça" à chacune de tes petites humeurs quotidiennes ! Que vous dites-vous ? Regardez-moi, j'existe ?

    Il s'est recroquevillé sur lui-même, prostré comme une petite fille capricieuse que sa mère vient de gronder. Sa tête semblait lui peser. Ses cheveux plutôt. L'envie bizarre de tirer sur sa crinière eighties en le chevauchant comme un canasson de rodéo m'a traversé l'esprit, et heureusement s'est vite envolée. Il pleurait.
    - Qu'est-ce qu'il faut faire, alors ? Cure, merde, on était beaux, on nous aimait...
    - Je sais pas, fais-toi tatouer le trou du cul. Ca aurait de la gueule. Un tire-bouchon par exemple.

    J'ai aussitôt regretté ce que je venais de dire. Ce con était capable de le faire.


    Robert est parti, sans un mot. Je n'ai pas entendu l'ascenseur. Il a du prendre les escaliers.


    J'étais triste.

    J'entendais Boys don't cry à travers la cloison, et la voisine qui chantonnait. Les garçons ne pleurent pas. J’étais pas sorti de l’auberge.

     

     


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