• Manteau rouge 2

     Si vous n’avez pas de nez ce message vous concerne.

    Cette fois ce n’était pas au cinéma. Dehors on se pelait les miches. Je les ai posées sur un banc public banc public banc public. Je scrutais les passants qui passaient. Les passantes plutôt. Je comptais celles qui avaient un manteau rouge. J’ai pris le parti de ne prendre en compte que les manteaux dont le rouge était suffisamment vif pour ne pas être soupçonné de favoritisme. Ni de daltonisme. Je suis miraud, mais pas daltonien. Aux tests de sélection de l’armée, j’ai trouvé tous les nombres cachés dans les bulles de couleur (http://fr.wikipedia.org/wiki/Test_d%E2%80%99Ishihara). J’aurais pu faire semblant de ne pas les voir, mais j’étais suffisamment miraud pour que le risque soit faible qu’ils m’envoient dans un régiment de militaires orthodoxes. J’ai donc été affecté à un régiment d’inoffensifs choupinets multiconfessionnels, ce qui correspondait mieux à ma conception désordonnée du devoir envers la Mère Patrie. Les Allemands n’avaient qu’à bien se tenir.

    Revenons à nos manteaux. Une dame au manteau framboise passa. J’ai hésité. Je ne savais pas s’il fallait compter la dame au manteau framboise parmi les manteaux rouges. C’est que ce n’était pas une framboise rabougrie de fin d’été, une timide framboise rosâtre coincée au fond de la barquette, non c’était une framboise de quatorze juillet, charnue, mûre à point, duveteuse, sucrée et juteuse. Bref, trêve de métaphores à la con, elle avait un cul formidable.

    Il me fallait réfléchir. Il y avait des règles. Ce n’était pas comme si tout cela n’était pas sérieux. (Ben non). Je ne pouvais pas y déroger au risque de foutre mes statistiques en l’air. Je ne pouvais pas gâcher ce travail de fourmi qui prenait corps doucement sous prétexte qu’un cul framboise venait de passer, attirant mes yeux même pas lubriques, non, pour qui me prenez-vous, juste bleus de froid, myopes, mais pas daltoniens je vous le rappelle. J’ai rehaussé mes lunettes sur mon nez, regardé la framboise qui s’éloignait, et repris le cours du décompte. Je me disais que je préférais le goût acidulé des groseilles à celui doucereux des framboises. Pour me rassurer. Et puis les groseilles, on est sûrs que c’est rouge.

    Onze manteaux rouges en une heure. J’ai décidé de mentionner manteau framboise dans une catégorie spécialement créée à cet effet. Comme ça tout le monde était content, le règlement n’était pas bafoué et manteau framboise figurerait dans ma thèse au chapitre Cas particuliers et exceptions notables. Onze manteaux rouges à l’heure, ça fait un manteau rouge toutes les cinq minutes et vingt-sept secondes, soit un peu plus de 0.003 manteaux rouges à la seconde. 96390 manteaux rouges dans une année non bissextile. 876600 manteaux rouges dans une vie de centenaire. Pas loin de deux millions de manteaux rouges depuis la prise de la Bastille. Beaucoup plus que de sans-culottes.

    J’allais quitter le banc. Il fallait que je m’attelle à la rédaction de ma thèse. C’était comme si j’avais découvert la roue. Une femme s’est assise à l’autre bout du banc juste avant que je ne décolle. Elle était globalement verte, et une lourde écharpe cachait son nez. J’ai décidé que le décollage n’était plus possible pour cause de brusque changement de température. Les brusques changements de température ça abime la carlingue et je suis fragile de la gorge. Je décollerai plus tard, on ne plaisante pas avec la sécurité, il y a des règles, merde. Je lui ai demandé si elle savait que depuis Robespierre, on avait compté plus de manteaux rouges que de sans-culottes. Elle savait pas. Elle s’en foutait, elle avait une culotte.

    Elle trouvait que le titre de ma thèse – Vers une uniformologie civile transculturelle ? Le port du manteau rouge en milieu urbain de la Révolution à nos jours : histoire et perspectives – était un peu pompeux, et le sujet, un peu léger. Ca m’a vexé. Les Bogdanoff en ont bien écrit une sur l’évolution de la taille des mentons chez l’homme du futur, je vois pas où est le problème. Elle me trouvait rigolo alors que tout cela était très sérieux. Ses yeux riaient, le reste était derrière son cache-nez. C’était comme si j’avais découvert l’électricité et le chauffage qui va avec.

    Je lui expliquais les détails de ma future thèse. Elle ne disait pas grand-chose, elle se contentait de sourire des yeux, d’acquiescer vaguement quand je lui expliquais le rôle décisif des manteaux rouges pendant la guerre du Liban. Elle semblait sceptique quand j’expliquais que ces travaux seraient les premiers du genre, qu’ils étaient révolutionnaires. Puis son i-Phone sonna et l’accapara un bon moment. Elle ne m’écoutait plus. Ceci est une révolution, continuais-je à me répéter.

    Il était tard, elle était toujours pendue à son téléphone, la température était stabilisée, je suis rentré.

    Le lendemain je suis retourné sur le banc, elle est arrivée peu après. Je l’ai informé que ma thèse était en bonne voie, que j’avais travaillé toute la nuit (je m’étais endormi après avoir tapé le titre). Elle m’a répondu qu’elle était pompière. Je n’ai pas compris le rapport. Puis son téléphone sonna, il y avait le feu quelque part, il fallait qu’elle y aille.

    Il fait de plus en plus froid. Je me trimballe parfois dans le quartier, je jette un coup d’œil au banc, de loin, il est déserté, je ne m’attarde pas, l’hiver est rude cette année. Un jour, peut-être au printemps, j’irai m’asseoir sur le banc et j’attendrai. Quand elle aura éteint tous les incendies, peut-être viendra-t-elle, une écharpe légère sur les épaules et je saurai alors si elle n’a vraiment pas de nez. Ou alors ne croiserai-je que quelques camarades thésards, quelques clochards survivants s’emmerdant joyeusement. On boira du rhum et ce sera comme si je découvrais la relativité restreinte.

    Manteau rouge 2


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