• Manteau rouge

    Si vous avez un manteau rouge ce message vous concerne.

    Enfin, peut-être.

    (Si vous avez un manteau bleu, moins.)

    Je vous raconte l’histoire rapidos : l’autre jour je vais au cinéma (oui, ma vie est trépidante). Je gare ma voiture verte pas trop loin du Comoedia. Je suis à la bourre comme il se doit.

    A l’angle de rue où il ne valait mieux pas tomber nez-à-nez avec Barbie en 44, je tombe nez-à-nez avec une de mes innombrables cousines en 2012. Normalement je ne tombe nez-à-nez avec une de mes innombrables cousines qu’aux enterrements. Elle va au ciné elle aussi, elle va voir Une séparation, je vais voir Incendies. J’oublie de lui proposer d’aller boire un verre après la séance, j’oublie souvent ce genre de trucs, c’est con.

    C’est plein de monde, je fais la queue, je suis patient. J’arrive au guichet, plus qu’une personne devant moi, je prépare mon argent, mon discours (une place pour Incendies siouplait, discret, poli), quand un micro annonce Incendies c’est complet.

    Journée de daube.

    Ah oui, parce que deux heures avant cet épisode, j’ai oublié de vous dire, j’étais déjà arrivé en retard. Une séparation avait commencé depuis sept minutes et j’avais fait demi-tour une première fois. Donc je me suis déplacé deux fois pour des nèfles, par une sorte de miracle j’ai croisé ma cousine ailleurs qu’à un enterrement pour ne même pas aller boire un pot, et il me reste la dernière séance pour choisir entre louper Une séparation ou louper Incendies.

    Je fais plouf-plouf et je décide de louper Une séparation.

    Je reviens donc une troisième fois, c’est la dernière séance au Comoedia, il y a plein de gens qui font la queue pour aller voir Incendies mais cette fois je suis à peu près à l’heure, et je suis en assez bonne place dans la file. On attend que la séance précédente se termine. J’attends, je regarde les gens qui attendent et qui discutent et qui regardent les gens qui attendent et qui discutent. Aucune de mes innombrables cousines avec qui discuter.

    Les portes qui mènent à la salle s’ouvrent enfin. Vu le monde, ce sera complet, je vais direct devant, au deuxième rang côté gauche, là où les fauteuils sont par deux. Je me colle côté mur et je sors mon bouquin en attendant l’extinction des lumières.

    Arrive une jeune femme qui prend le fauteuil vacant à ma droite. Elle est avec une autre jeune femme qui se met à côté, l’allée entre elles deux. Je suis à Addis-Abeba, je percute pas trop, je me demande vaguement pourquoi dire bonjour parait toujours incongru dans ce contexte, et évidemment j’oublie de leur proposer ma place pour qu’elles soient ensemble, j’oublie souvent ce genre de trucs, surtout quand je suis dans mon bouquin, c’est con, voire pas très gentil.

    Elle quitte un manteau rouge. (Si vous avez un manteau bleu, inutile d’aller plus loin, vous pouvez retourner vaquer à des occupations plus enrichissantes) (à moins que vous ne connaissiez quelqu’un qui a un manteau rouge, dans ce cas-là vous avez le devoir moral de continuer) (je sais, c’est dur). Les lumières s’éteignent, je range mon bouquin dans ma veste noire, il y a un bout de manteau rouge qui s’assombrit tout au coin de mon champ de vision, le film commence.

    Bon alors le film, c’est rude, c’est beau, c’est terrible. C’est pas le sujet.

    Le film se termine, il y a marqué INCENDIES en rouge vif à l’écran, les lumières se rallument, et un bout de manteau rouge rougit à nouveau. Que croyez-vous qu’il se passât alors ? Eh bien oui, j’ai oublié de demander à la dame au manteau rouge ce qu’elle avait pensé du film, si elle avait aimé ou pas, si elle pouvait m’expliquer pourquoi le titre du film n’arrive qu’à la fin, et si elle choisissait ses manteaux en fonction du film qu’elle allait voir, si elle avait vu Drive et son générique rose en manteau rose. J’oublie souvent ce genre de trucs, c’est con.

    Quelques semaines plus tôt, dans une salle pleine aussi, j’étais placé à peu près pareil. Une dame aux cheveux gris et sans manteau rouge s’installe à côté de moi et au début du Cheval de Turin, elle me demande si je parle allemand. Un drôle de film gris, très gris.

    Revenons à nos moutons rouges. Les spectateurs se dirigent vers la sortie, un peu abasourdis. (Rude, beau, pesant aussi, mais toujours pas le sujet.) Dehors il fait nuit comme dans une salle de cinéma. Je retourne vers la voiture verte garée un peu plus loin et je reprends l’avenue Berthelot. A travers les gouttes de pluie figées sur la vitre, j’aperçois au loin un manteau rouge qui marche d’un pas décidé sur le trottoir d’en face. Ne propose-t-on pas, à une jeune dame qui marche seule la nuit, de la ramener chez elle ? Les rues ne sont pas sûres, si ? Trouverait-elle ça louche ? (les automobilistes ne sont pas sûrs). N’est-ce pas prévenant, courtois ? On a tout de même passé plus de deux heures à peine séparés par un unique accoudoir devant un rude et beau film, c’est pas comme si j’étais un parfait inconnu, si ? Si ?

    J’oublie souvent ce genre de trucs, mais là j’y pensais. Je m’disais tiens tu pourrais raccompagner ta voisine de séance, tu auras au moins fait une bonne action dans ta vie. Une bonne action modeste, certes, mais une bonne action quand même. Toujours bon à prendre en cas de jugement dernier, devant Saint-Pierre et tutti quanti.

    Mais sur l’avenue Berthelot, entre le trottoir d’en face et la voiture verte, il y a plus large qu’un accoudoir, il y a les lignes de tram. Impossible de s’arrêter gentiment à sa hauteur, de descendre de la voiture et de dire sur un ton rassurant euh Mademoiselle on était voisins pendant Incendies vous avez aimé puis-je offrir de vous raccompagner ça m’inquiète de vous voir marcher si vite dans la nuit les rues ne sont pas sûres, l’air de rien.

    Elle remonte l’avenue Berthelot, je suis arrêté à un feu rouge comme un manteau. Elle est déjà loin. Et quand le feu passe au vert, je l’ai perdue de vue. Je rentre, un peu de traviole. Ce doit être le film.

    Le lendemain je suis allé voir Ibrahim Maalouf. Pas un manteau rouge, rien. Puis Habemus papam. Pleins de manteaux rouges. Des manteaux rouges partout. Des hommes et des dieux, des soutanes et des vieux. Rouge cardinalice. Et personne dans la salle.

    La vérité, c’est que je ne l’ai même pas vraiment vue. Je vous ai déjà dit, je regardais Incendies, je peux pas tout faire. La croiserais-je avenue Berthelot ou ailleurs que je ne la reconnaitrais pas. Quel âge peut-elle avoir, aucune idée. Je pourrais être son père ? Peut-être, mais ça m’étonnerait quand même un peu. (Si vous aviez vu Incendies vous ne vous poseriez pas des questions pareilles, hein.) Elle pourrait être ma mère ? M’étonnerait quand même beaucoup, ça...

    Alors voilà, si vous avez un manteau rouge, que vous avez vu Incendies sur le fauteuil du deuxième rang côté gauche là où les fauteuils sont par deux, j’aimerais savoir ce que vous avez pensé du film, si vous avez aimé ou pas, si vous savez pourquoi le titre du film n’est arrivé qu’à la fin, si vous avez vu Drive en manteau rose, et si la présence inopportune du type à côté de vous pendant Incendies ne vous à pas trop importunée. Si je pourrais être votre père. Si je peux vous raccompagner.

    Et aussi si vous parlez allemand.

    Si vous avez un manteau bleu, transmettez ces questions à la dame au manteau rouge. Vous la connaissez sans doute.

     

     

     

     

     Manteau rouge


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